Humoresques

"Les Trois Brigands" de Tomi Ungerer

Une maquette inconnue des Trois Brigands de Tomi Ungerer a été retrouvée à la faveur d'une vente aux enchères. Thérèse Willer nous en dévoile les péripéties. 

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Les Trois Brigands, une maquette oubliée   

En février 2016, le coup de téléphone d’une commissaire-priseur de la maison Vermot et Associés à Paris m’avertit qu’un document unique va être mis en vente aux enchères à Paris. J’apprends qu’il s’agit de la maquette originale des Trois Brigands, le plus célèbre des livres pour enfants de Tomi Ungerer.

J’ignorais totalement l’existence de ce document et fus donc très surprise de cette nouvelle. En effet le mode opératoire du dessinateur dans ce domaine est souvent identique : des esquisses au crayon ou à l’encre dans des carnets ou sur feuilles libres, un scenario ou story-board avec textes et dessins, les illustrations finales destinées à l’impression et dont il existe parfois plusieurs variantes. Mais aucune maquette destinée à être présentée aux éditeurs, c’est-à-dire un livret avec le chemin de fer illustré de son projet, n’était identifiée en tant que telle dans les collections à la portée des chercheurs. Dans le cas des Trois Brigands, le matériel connu se composait de dessins originaux, inédits et publiés. Il semblait être localisé : après publication, l’artiste en avait donné la quasi-totalité au milieu des années 1960 à la Free Library de Philadelphia, à l’exception d’une œuvre qui est conservée à la Kerlan Collection de l’Université du Minnesota et de deux œuvres au Musée Tomi Ungerer de Strasbourg. Or Tomi Ungerer, cette fois, avait réalisé une étape complémentaire dont l’existence était restée confidentielle jusqu’alors.

Une pièce qui réapparaît soixante ans après sa création, ce n’est pas commun. Elle date en effet de la fin des années 1950, alors que Tomi Ungerer vivait à New York. Il s’était déjà fait connaître à cette époque dans le domaine du livre pour la jeunesse en publiant les premiers volumes de ses Mellops chez Harper & Brothers. Ursula Nordstrom, qui dirigeait le département de livres pour la jeunesse[1], avait accepté tous ses projets jusque-là, certes en lui demandant parfois de les retravailler[2]. Mais quand Tomi Ungerer lui proposa en 1960 celui des Trois Brigands, elle le refusa. « Je n’ai pas pu comprendre pourquoi elle avait fait cela », raconte l’artiste[3]. Il semblerait que l’éditrice n’en apas aimé le texte[4]. Les normes de la maison d’édition qui tenaient compte des réactions des familles et des bibliothèques et qui par conséquent témoignaient d’un certain état d’esprit américain[5] ont peut-être pesé dans sa décision[6]. Elle a sans doute aussi estimé que la morale imaginée par Tomi Ungerer pour la fin de l’histoire n’était pas appropriée à un livre pour enfants[7] : « What ever the color of money, it is never too late to make good use of it », « Quelle que soit la couleur de l’argent, il n’est jamais trop tard d’en faire bon usage. ». Si telle était son opinion, la suppression de cette phrase dans l’édition américaine de 1962 allait lui donner raison[8].

Déçu par la réaction de l‘éditrice, l’artiste décide alors de tenter sa chance en Europe. Il envoie donc une maquette des Trois Brigands à Georg Lentz, un éditeur de Munich qui avait déjà publié deux de ses livres pour enfants, Crictor en 1959 et Sechs kleine Schweine, la version allemande de The Mellops, en 1962. L’artiste croit se souvenir qu’il existait une seconde maquette[9]. Il aurait présentée celle-ci, à une date qui reste indéterminée, à un autre éditeur américain et fondateur d’Atheneum Publishers, Michael Bessie, qui publiera le livre à New York en 1962. Un autre exemplaire existerait donc et serait peut-être resté aux Etats-Unis. La maquette qui a été envoyée à Georg Lentz comporte des textes en anglais, et comme l’atteste la mention Harper New York qui figure sur la page de couverture sous le titre The Three Robbers, c’est précisément celle qui a été proposée à Ursula Nordstrom. Cependant elle a été adaptée par l’auteur aux besoins d’une édition en allemand : il y a ajouté le titre Die drei Räuber, les mentions Bei Tomi Ungerer (par Tomi Ungerer) et Ende (fin) ainsi qu’un tampon dessiné avec le nom « Georg Lenz »(sic). Il y a porté également quelques annotations techniques à l’attention de l’imprimeur portant sur le nombre des couleurs, 3 farben (trois couleurs) et 4 farben (quatre couleurs). 

Georg Lentz accepta de l’éditer et publia Die drei Räuber en 1961. La maison d’édition allemande fit cependant faillite l’année suivante et les droits d’auteur ainsi que le stock des livres de Tomi Ungerer déjà publiés furent rachetés en 1963 par Diogenes Verlag[10]. C’est ce qui permit à l’éditeur suisse qui n’avait jusqu’alors publié que les dessins satiriques et d’humour de Tomi Ungerer, de commencer à publier aussi ses livres pour enfants, dont le premier fut justement Die drei Räuber en 1963. Le livre connut un succès fulgurant qui ne s’est pas démenti jusqu’à présent, avec de multiples traductions et rééditions dans le monde entier. En revanche, la maquette qui avait été envoyée à Georg Lentz ne fut pas transmise au repreneur suisse et fut oubliée de tous. Après le décès de l’éditeur allemand, elle passa dans les mains de son épouse qui déménagea dans le Sud de la France[11]. À sa mort, ses héritiers chargèrent un brocanteur de vider la maison, et celui-ci vendit à la maison d’enchères parisienne un lot de documents dans lequel figurait la fameuse maquette[12].

La mise en prix, m’apprend la commissaire-priseure, va démarrer aux alentours de 3 000 euros. Mais les enchères risquent de monter en raison de la rareté de l’objet. Les prix peuvent s’envoler de plus belle si des américains ou des allemands s’y intéressent. Bien sûr le Musée Tomi Ungerer aimerait l’acquérir d’une part pour enrichir ses collections, et par conséquent le patrimoine national, mais également pour le préserver. En effet le pire scenario serait le démembrement du carnet et la vente de chaque page séparément. Mais avant toute prise de décision de la part des Musées de Strasbourg il faut constater l’état de la pièce. Je pars donc découvrir l’objet. Un peu émue devant ce témoignage majeur et resté inconnu du travail de Tomi Ungerer, je l’ouvre et le feuillette avec précaution. Le livret, d’un format de 24 x 16 cm qui pourrait correspondre à celui d’un futur livre, se compose de 54 pages qui ne sont plus reliées entre elles. Les feuillets sont illustrés de dessins à l’encre de Chine, aux feutres, à la gouache et aux lavis d’encres de couleurs, et d’esquisses au crayon. À première vue, la structure narrative des Trois Brigands est conforme dans ses grandes lignes à celle qui sera publiée. Si les teintes se révèlent encore vives, la maquette en revanche a souffert. Elle a sans doute été manipulée à des fins techniques quand le livre a été imprimé même si Tomi Ungerer a refait les dessins pour la publication. Elle a aussi subi les assauts du temps, oubliée dans des archives. Les adhésifs utilisés par l’artiste pour constituer le carnet à partir de feuilles libres, voire parfois en coller deux ensemble, ont mal vieilli comme tous les adhésifs de cette époque. Il en résulte que la pièce n’est pas en très bon état et qu’elle nécessitera un minutieux et long travail de restauration graphique. Peu importe, elle demeure un document exceptionnel qui a échappé à la destruction et qui va s’avérer passionnant pour des chercheurs. Très vite, les Musées de Strasbourg se mettent sur les rangs pour acquérir ce qui pourrait devenir une pièce majeure de leurs collections.

Il faut bien entendu s’assurer du budget avant de se lancer dans cette aventure. La Ville de Strasbourg décide d’y accorder 35 000 euros. D’autres contacts sont pris pour réunir des fonds supplémentaires. Malgré la valeur que représente une telle pièce dans le patrimoine de l’illustration, le projet ne suscite que peu d’intérêt sans doute parce que le domaine reste de manière générale encore méconnu. La Ville demande à l’État de faire jouer son droit de préemption. Sollicités pour avis, les Musées de France se montrent enthousiastes. La vente a lieu le samedi de Pâques 2016. Par discrétion et pour éviter une surenchère, je demande à une collègue de la BnF de représenter le Musée Tomi Ungerer. Mais des collectionneurs privés allemands et français font s’envoler les enchères et la maquette est vendue pour 72 724 euros[13], soit plus du double de la somme prévue par la Ville. Le nouveau propriétaire devra y ajouter celle de la restauration du document.

La commissaire-priseure m’apprend que l’acquéreur est « MEL – Compagnie des Arts » et qu’il souhaite rester anonyme du moins pour l’instant. Si je suis bien sûr déçue que la maquette n’entre pas dans nos collections, en revanche je ne suis pas mécontente qu’elle demeure sur le sol français. Très peu de temps après, l’acquéreur m’appelle et me propose de l’exposer au musée quand je le souhaiterai. L’occasion s’en présente très vite car nous allons fêter au musée les 85 ans de Tomi Ungerer avec une nouvelle exposition, Tomi Ungerer Forever. J’en demande donc le prêt pour quatre mois, ce qui m’est aimablement accordé : c’est ainsi que le public a pu l’admirer de novembre 2016 à février 2017 au Musée Tomi Ungerer. Depuis, elle a réintégré la collection de son nouveau propriétaire, prête à d’autres aventures…

TW, février 2018

Remerciements à Annebeth Suter, Lucas Hureau, Michel-Edouard Leclerc (MEL – Compagnie des Arts) et Tomi Ungerer.

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[1] The Department of Books of Boys and Girls. Elle le dirigea de 1940 à 1973.

[2] Comme ce fut le cas de The Mellops go flying par exemple, que Tomi Ungerer a retravaillé à partir d’une autre histoire, Der Sonntag der Saufamilie Schmutz.Cf correspondance d’Ursula Nordstrom avec Tomi Ungerer, archives MTU.

[3]Tomi Ungerer, in Tomiscope, décembre 2017. A l’époque Ursula Nordstrom était assistée de Barbara Dicks.

[4]Tomi Ungerer. Les années new-yorkaises, actes du colloque du 29 novembre 2001, Strasbourg, T.C/ 70 ans de Tomi Ungerer/Les Musées de Strasbourg, 2002 : Michael Patrick Hearn, « S’attendre à l’inattendu avec Tomi Ungerer et ses livres pour enfants », p.18

[5]Cf Leonard S. Marcus, Dear Genius. The Letters of Ursula Nordstrom, NY, Harper Collins Publishers, 1998, p. 350

[6]Cette décision est d’autant plus surprenante qu’elle a pris le risque de publier en 1973 No Kiss for Mother, un livre qui lui valut de nombreux courriers de parents indignés.

[7] Rappelons que les trois brigands ont décidé sur l’instigation de Tiffany de construire un orphelinat avec le fruit de leurs rapines.

[8] Chez Atheneum Publishers. Cf à ce sujet communication orale de l’auteur, 2007.

[9] Tomi Ungerer, in Tomiscope, décembre 2017, p. 29 : « … car je crois avoir eu deux maquettes. ».

[10] Cf à ce sujet Daniel Kampa, Diogenes. Eine illustrierte Verlagschronik. 1952-2002, Zurich, Diogenes Verlag, 2003, p. 156 et 295.

[11] Entretien avec la commissaire-priseure, février 2016

[12]Ibid.

[13] Frais compris.

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