Humoresques

De quoi se moque-t-on?

images/2021de quoi se moque-300.jpgCédric Passard et Denis Ramond (dir.), De quoi se moque-t-on? Satire et liberté d'expression, Paris, CNRS éditions, 2021, 393p., 25€.

 

mot-clé : satire, humour politique, blasphème, Canard enchaîné, 

Dans l’actualité éditoriale riche de publications sur le thème du rire et de l’humour, De quoi se moque-t-on ? se distingue par l’angle éthique et politique adopté pour cerner les moyens d’une dénonciation publique jusque là surtout servie par les études littéraires ou d’histoire de l’art. Le titre de cet ouvrage sur la satire et la liberté d’expression ouvre une fenêtre d’action qui qualifie la cible du rire de manière originale en regard de l’attendu « De qui se moque-t-on ? ». Un champ large se dessine dans cet espace sous la direction de Cédric Passard et Denis Ramond, où les enseignants, chercheurs et praticiens en sciences politiques de France ou de Belgique constituent presque la moitié des auteurs réunis. La dimension sociopolitique et institutionnelle prend le pas.

Ainsi la première partie centrée sur les normes artistiques confrontées aux contraintes juridiques donne un éclairage passionnant sur les questions posées lors des procès (Dominique Tricaud et Samuel Villaba) ; entre blasphèmes, satire et propos racistes sont soulignés les pièges de la censure politiquement correcte (Guy Haarcher), la distinction à établir entre la provocation à la discrimination et le pamphlet, avec le cas en particulier du dessinateur Siné (Dominique Lagorgette); enfin comment l’autonomisation progressive de la littérature s’émancipe de la morale (Carole Talon-Hugon) ou encore les métamorphoses contemporaines du genre de la satire (Denis Saint-Amand, Léa Tilkens et David Vrydaghs).

La deuxième partie renoue avec des interrogations plus focalisées sur des moments historiques d’émergence de la caricature et des formes satiriques pour certaines abordées autrefois dans notre revue Humoresques. L’actualité éditoriale récente montre l’importance jamais épuisée des études sur le rire, mais la satire qui traite d’un risible particulier trouve dans cet ouvrage un approfondissement nouveau. Si Philippe Darruilat évoque l’intérêt des travaux antérieurs de chercheurs dont en particulier Annie Duprat, Fabrice Erre, Laurent Bihl, ou Pierre Serna, il évoque la question des formes populaires de la satire et de leur interface avec la politique illustrée par la place des chansons et des colporteurs dans l’espace public au XIXe siècle. Considérant « le populaire » comme trop absent des recherches comme le fit Dominique Kalifa, ces interrogations quant à la diffusion d’une verve satirique qui participe à la définition d’une identité républicaine et révolutionnaire restent d’actualité. Avec « l’insurrection » graphique de la caricature socialiste lors des premières élections de 1848, Olivier Ihl interroge le paradoxe d’une moquerie de l’institution électorale établissant la souveraineté du peuple par le suffrage universel (sans les femmes pour encore un siècle !). Le traitement visuel de l’ouvrier dans cette caricature socialiste s’oppose aux images misérabilistes d’une victime du pouvoir répressif. L’ouvrier devient la figure de proue d’un art social dont il faut trouver la représentation la plus juste capable d’affirmer sa revendication de souveraineté. Poursuivant l’éclairage des frontières du genre satirique, Laurent Bihl confronte caricatures et pamphlets illustrés de 1881 à 1914 en s’adossant principalement aux œuvres d’Adolphe Willette dont il est le meilleur connaisseur. Les compositions satiriques picturales ont perdu leurs évidences pour l’œil du XXIe siècle et les indications de l’auteur sur le contexte social et politique, en particulier les provocations antisémites de l’artiste dans des compositions magistrales à clé, s’inscrivent dans une mouvance complexe propre à l’époque. Formes et codes visuels de l’imagerie populaire dans la presse sont convoqués pour renouveler une rhétorique formelle à portée politique. Citant le concept d’« iconotope » théorisé par Philippe Hamon comme « les relations établies entre l’image neuve et le cliché », l’auteur propose une interprétation convaincante de ce système. Laurence Danguy s’intéresse à la même période mais dans l’espace de la presse franco-germanique. En Allemagne, Suisse et France, le rire du sacré est régit selon les codes religieux et politique différents et le catholicisme est davantage moqué que le protestantisme et le judaïsme. Le cas de la presse dans les années trente en France et en Belgique est traité par Paul Aron qui sur de nombreux exemples montre les effets délétères d’une assignation forcée et comment la caricature qui s’appuie sur des ethnotypes conduit à des généralisations disqualifiantes abusives.

« Il est difficile de ne pas écrire de satire », annonce Jacques Le Rider dès le titre de son remarquable article sur la stratégie de provocation de l’autrichien Karl Kraus (1874-1936). La présentation de l’homme et de l’œuvre documente en détail la posture politique du misanthrope satiriste et pamphlétaire créateur de la revue Die Fackel. Méconnu en France, sinon par la traduction de certains de ces aphorismes, le rire est amer qui n’éclate pas vraiment dans les fulgurances expressives de cet homme complexe, qu’on en juge : « Les journaux ne sont pas loin d’être à la vie, ce que les cartomanciennes sont à la métaphysique. (trad. Maël Renouard, ed. Sillage, 2016) ». Abordant plus précisément les exemples de « rigolade », la troisième partie du volume apporte une description précise de l’initiative présidentielle de Coluche (Marie Duret-Pujol), mais l’on s’étonne de la conclusion un peu abrupte de cette analyse sans mention des interventions au plus haut niveau dans la neutralisation du comique, en particulier du rôle de Jacques Attali qui le 24 juin 1986 aux obsèques de Coluche conclut son discours d’adieu d’un « salut ma poule ! » pour le moins surprenant. A propos des énonciation racistes et antisémites dans la rhétorique de l’extrême droite, le cas de Dieudonné résiste aux travaux les plus récents sur la réception humoristique selon l’auteure qui dénonce « une conception absolutiste de la liberté d’expression » et propose une approche inspirée des travaux de Saba Mahmood en termes de dynamiques affectives imposée par les idéologies (Nelly Quemener). Une femme à Matignon, c’est à ce poste sous la présidence de François Mitterrand qu’Edith Cresson, représentée par une marionnette, a dû endurer les blagues salaces et autres propos sapant sa légitimité dans deux émissions satiriques télévisuelles : le Bébête show et Les guignols de l’info. Aucune femme n’a occupé la place depuis, un exemple de l’efficacité redoutable de la caricature (Pierre-Emmanuel Guigo). La satire des femmes à l’exemple du « Journal de Pénélope F. » dans Le Canard enchaîné analyse ce milieu très masculin d’un support de presse légendaire. L’explication justifiant la quasi absence des femmes parmi les journalistes par un lectorat majoritairement masculin reste néanmoins sujette à caution (telle n’est pas ma conviction de vieille lectrice !). (Marlène Coulomb-Gully). L’humour politique en France lors des élections de 2017 est présenté avec l’analyse de 1312 billets d’humour diffusés en radio entre le 1er septembre 2016 et le 30 juin 2017. Les cibles sont majoritairement masculines, ce qui correspond à un biais de visibilité médiatico-politique en particulier pour les partis dominants. Les attaques visent les « fautes » des candidats et tendent à conforter le système politique. L’auteur distingue 4 types de discours (militant, de dédramatisation, obscène et injurieux) dans le rôle délégitimant de la satire au sein des démocraties contemporaines (Guillaume Grignard).

Au terme de ces approches, Marc Angenot dresse un tableau de l’invasion de l’esprit de censure depuis le XIXe siècle. De « l’outrage aux bonnes mœurs » aux stratégies d’intimidation ourdie par des lobbies identitaires, l’apparition de revendications à la source de l’esprit de censure est facilitée par les avancées technologiques. Un article majeur sur l’évolution et les dérives de notre société.

Sommaire

Les auteurs 13
Introduction. L'espace de la satire
Cédric PASSARD & Denis RAMOND 19

PREMIÈRE PARTIE. LA SATIRE : ENTRE NORMES ARTISTIQUES ET CONTRAINTES JURIDIQUES
Ce que l'élaboration littéraire fait à l'intention satirique
Carole TALON-HUGON 39
Formes, supports et cibles de la satire littéraire contemporaine
Denis SAINT-AMAND, Léa TILKENS et David VRYDAGHS 57
Satire, blasphème et propos racistes : quelques réflexions sur les pièges de la censure politiquement correcte Guy HAARSCHER 77
Provocation à la discrimination ou pamphlet ? Le texte littéraire politique face au tribunal — propos introductifs
Dominique LAGORGETTE 95
La satire au tribunal
Dominique TRICAUD et Samuel VILLALBA 103

DEUXIEME PARTIE FORMES ET STRATEGIES HISTORIQUES DE LA SATIRE
Satire, culture républicaine et diffusion chansonnière (France première moitiè du xIxe siecle)
Philippe DARRIULAT 119
Une insurrection graphique La caricature socialiste des premières élections de 1848
Olivier IHL 145
La caricature est-elle une forme de « pamphlet iconographique » ?
Laurent BIHL 169
Rire du sacré autour de 1900. Codes, tabous, formes et cryptage dans l'espace franco-germanique
Laurence DANGUY 193
Peut-on distinguer une satire de gauche d'une satire de droite ? Le cas de la presse des années trente en France et en Belgique
Paul ARON 223
Difficile est saturam (non) scribere. De l'urgence et de la difficulté de la satire chez Karl Kraus
Jacques LE RIDER 247

TROISIEME PARTIE LES LIMITES DE LA SATIRE. TENSIONS ET POLEMIQUES
De la rigolade au rire jaune : Coluche candidat, Coluche président
Marie DURET-PUJOL 267
Entre rire et dégoût. Saisir les reactions publiques à Dieudonné
Nelly QUEMENER 285
Drôle de genre. Bébête Show et Guignols de l'info face a la première femme à Matignon
Pierre-Emmanuel GUIGO 303
Le genre de la satire. Le Canard enchaîné, son histoire et "Le Journal de Penelope F."
Marlene COULOMB-GULLY 321
De qui se moque-t-on? L'humour politique en France lors des élections présidentielles de 2017
Guillaume GRIGNARD 341
Postface : Malaise dans l'esprit de moquerie et de satire : la passion de censure et ses progres
Marc ANGENOT 363

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