Humoresques

Charlot le grand déserteur

Appel à contribution
K. Revue trans-européenne de philosophie et arts, 10, 1/2023

Charlot Le grand déserteur

Chaplin est devenu le plus grand comique du monde parce qu’il a incorporé la plus profonde cruauté des contemporains. (W. Benjamin)

Dégringolades, émigrations, gestes inattendus, situations ordinaires bouleversées par des événements soudains, échappatoires inépuisables et imprévisibles, dominées par le hasard et le désir, par une révolte qui se rejette elle-même parce qu’au fond elle ne sait rien d’elle-même

: Charlot, un vagabond (The Tramp). Charlot n’habite pas un autre monde, mais il titube, bégaie, tombe, court dans le monde qu’il refuse, sans aucune conscience particulière de ce qu’il fait. La désertion de Charlot est une désertion profonde, de l’inconscient, qui ne pouvait probablement voir le jour qu’au cinéma, comme le révèle déjà le premier, fabuleux film documentaire où le vagabond apparaît et où le cinéma devient pure improvisation : Kid Auto Races at Venice, Cal., de 1914. Pourtant, avec Charlot, on n’oublie pas le caractère matériel de l’existence, ce que signifie être pauvre (voir, par exemple, The Kid, de 1921), ne rien avoir tout en restant, allez savoir comment, libre. Sous le joug de la misère s’offre, de manière inattendue, la chance du plus grand amour, de l’amitié, et même du bonheur, même si l’on sait que ce n’est qu’un instant, une grâce dépourvue de toute solidité ou durée. Dans son errance Charlot ne met en scène que l’errance, rien de plus : la pure fragmentation des accidents de la vie de tout un chacun. Charlot naît devant la caméra puis disparaît, plus de vingt ans plus tard, en refusant de prendre la parole – de nier sa propre différence abyssale. Charlot prend congé du cinéma, avec Les Temps modernes, en faisant entendre sa voix qui cependant ne dit absolument rien ; il ne communique pas, ne parle pas, ne transmet pas de sens, mais émet des sons clandestins, presque barbares, comme un nourrisson. Prendre la parole, pour Charlot, s’avère être en réalité un geste extrême de diversion. Nous assistons, en effet, à l’événement d’une (non) langue qui précède et excède toute langue en déterminant un seuil de tension extrême entre le muet et le sonore. Au fond, Charlot pense par images et donc ne parle pas ; il ne se laisse pas piéger, ni reconnaître. Chaplin est extrêmement lucide : Charlot vit dans le geste, pas dans la parole, il survit à cette dernière mais ne peut l’incarner, au risque de perdre sa capacité de violer, comme s’il était là par hasard, toute valeur. Charlot conçoit la parodie la plus radicale du monde de la sécurité parce qu’il évite tout jugement moral et toute revendication ; il n’assume aucune position de pouvoir, de supériorité, mais profane tout simplement, dans un rire délirant et joyeux, les structures de tout ordre. Charlot désacralise toute valeur : la famille, les voitures, les mères, la liberté, la patrie, l’autorité, l’industrie du cinéma. Il met à nu la fantasmagorie de la marchandise et lui donne le poids qu’elle a réellement : une chose. Qui est-il ? Un sans-abri qui porte les vêtements difformes d’un grand seigneur : un aristocrate-plébéien. Il incarne en somme un antagonisme féroce par le simple fait d’exister à l’écran, par le simple fait d’être sous les feux de la rampe. En déclenchant un rire révolutionnaire, universel, Charlot démantèle les hiérarchies, les règles, les rôles, tout en mettant toujours en échec l’action de la Loi. Qui est Charlot ? Personne ne le sait. Il ne dit pas Je. Il est peut-être le sans nom de tous les noms, le pur anonymat de ceux qui sont jetés en première ligne, ceux qui doivent partir et font naufrage, ceux qui n’ont rien mais savent rire, sans faire preuve d’aucune subalternité au pouvoir. Ceux qui, littéralement, ne reconnaissent pas le pouvoir.

 

La revue K. émet l’hypothèse que le vagabond inventé par Chaplin, protagoniste du cinéma muet entre 1914 et 1936, est une formidable matérialisation d’une figure conceptuelle liée à la désertion. On peut considérer sous cet angle plusieurs points sur lesquels les contributions devraient se concentrer :

 

-        Charlot et la guerre. Shoulder Arms (Charlot soldat, 1918) : la désertion est avant tout une affaire de guerre. Mais dans le film sur la Première Guerre mondiale, justement, la position de Charlot présente plusieurs ambiguïtés ; s’agit-il d’une dénonciation de la guerre en tant que telle, de sa folie, ou bien de l’occasion où le vagabond tolère la logique de l’État ?

 

-        Charlot et les arts. Musique et danse : c’est le corps dansant, presque musical, de Charlot qui crée son langage universel et devient la principale force poétique et comique de son art. C’est aussi sa force politique, car c’est au rythme de ses danses que Charlot s’évade du monde.

 

-        Littératures : Charlot incarne la figure d’un héros de la vie interstitielle. À l’image de ceux qui, après l’échec de l’idéologie positiviste du XIXe siècle et le terrible fracas de la Grande Guerre, « demandent à vivre non pas au-dessus, ni dans, mais en dessous de l’histoire » (Mazzacurati). Dans cette perspective, il serait intéressant d’étudier l’amitié possible entre la silhouette de Charlot et quelques célèbres anti-héros de la littérature européenne : Monsieur Teste, Zeno Cosini, Mattia Pascal, Karl Rossmann, Leopold Bloom, Godot, etc., etc.

 

-        La langue de Charlot : pourquoi le vagabond refuse-t-il la parole ? Notre hypothèse est que la désertion est le résultat d’un geste, plus que d’un discours. En ce sens, tout le cinéma – et pas seulement le cinéma muet – qui reconnaît la centralité de l’image plus que des mots (du visible, plus que du dicible, comme le dit Rancière) est un espace dans lequel retrouver la possibilité de la désertion, du déraillement.

 

-        Comique et/ou humour. Chez Bergson, comme chez Plessner, le comique, et le rire qu’il provoque, sont le résultat de l’interruption soudaine de la prétendue naturalité des mouvements du corps humain : une désertion de l’humain au profit de ce qui est machinique, ou animal. Le comique déclenche le rire, mais chez Chaplin il entend susciter aussi la réflexion. Ne s’agit-il donc que de comicité ou bien y a-t-il aussi en jeu une forme particulière d’humour ? Qu’est-ce qui rapproche et qu’est-ce qui différentie Charlot d’autres grands exemples de l’histoire du cinéma, de Buster Keaton à Jacques Tati, des frères Marx à Peter Sellers, sans oublier Totò et la grande tradition de la comédie italienne ?

 

-        En 1927, lorsque le cinéma mondial passe du muet aux films parlants, Chaplin tente d’organiser une forme de résistance en s’appuyant de plus en plus sur l’éloquence musicale de ses films. Il veut, de cette manière, défendre son vagabond muet. Comment se transforme Charlot quand, par la suite, la parole et les images elles-mêmes, devenues stentoriennes et omniprésentes, se répandent dans le monde entier ? Les Feux de la rampe (Limelight, 1952) représente un film extraordinaire sur la fin d’un monde, mais peut-être aussi, comme le dirait Benjamin, sur sa possible « survivance ».

 

Envoi des propositions avant le 9 octobre 2022 (max. 2.500 caractères)

 

À l’adresse : Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.

 

Si la proposition est acceptée, la contribution devra être remise avant le 16 avril 2023.