Bibliographie Rires d'hier et d'aujourd'hui
Rires d'hier et d'aujourd'hui
Daniel Grojnowski, Les rires d'hier et d'aujourd'hui. Par-delà Bergson. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2022, 181p, 20€.
mot-clé : Fumiste, Henri Bergson, Villiers de L'Ile-Adam, Huysmans, Jules Laforgue, Alphonse Allais, Bobby Lapointe, Franz Kafka, Alfred Jarry
Les nombreux travaux de Daniel Grojnowski sur l’esprit fumiste et les rires fin de siècle (dont L'esprit fumiste et les rires fin de siècle : anthologie (avec Bernard Sarrazin), José Corti, 1990 et le plus récent La tradition fumiste. De la marge au centre, Champ Vallon, 2023) sont une source d’investigation dont les marges s’élargissent un peu plus à
chaque publication : à Villiers de l’Isle-Adam, Jules Laforgue, Huysmans, Cami, Allais s’ajoutent d’autres noms, d’autres œuvres du XXème siècle avec Jarry, Kafka, Yves Klein…
L’ouvrage propose deux parties dont la première critique les insuffisances de la théorie de Bergson selon l’auteur. Le philosophe serait aveugle à l’humour moderne, cet esprit "fumiste" dont Daniel Grojnowki a analysé comment à l'époque de Bergson il « s’invente sous ses yeux ». Présenter ces oeuvres, tel est l’objet de la seconde partie associant des genres aux ouvrages.
La première partie reproche au célèbre philosophe auteur du Rire. Essai sur la signification du comique (1900) de ne pas rendre compte de la composante subversive du rire concernant les normes et les interdits de la société. Un tel avis était déjà affirmé par Grojnowski dans un article « Le rire de Bergson et ses limites » (Etudes, nov. 2014, p 57-67). L’humour moderne s’y trouvait représenté par Mark Twain, Alphonse Allais et Alfred Jarry. L’auteur, considérant les « vertus lénifiantes » du Rire faisait de cet ouvrage de Bergson une œuvre de vulgarisateur inspirée par l'encyclopédiste Marmontel (1723-1799). Cette référence témoigne certes de l'ancrage ancien de ces tentatives propres à définir le comique et surtout la comédie selon le modèle de Molière mais ne convainc pas.
Cette nouvelle publication reprend des arguments déjà avancés qui majorent le contexte historique littéraire de l'analyse de Bergson aux dépens des travaux scientifiques de la psychologie naissante. Un aspect de l'oeuvre qui me semble déterminant. Ainsi par exemple réduire la thèse du philosophe sur le rire aux formes qui constituent « Le mécanique plaqué sur du vivant » entretient un malentendu dénoncé en son temps par Bergson lui-même. Pour plus de détails, je renvoie les lecteurs de cette note à mon texte « La mécanique psychosociale du rire chez Bergson », Humoresques, n°7, 1996, p9-27.
La seconde partie caractérise des styles illustrés par un auteur emblématique du genre : Le conte cruel de Villiers de L’Isle-Adam ; le parodique de Jules Laforgue ; l’absurde chez Huysmans, Cami et Allais. Puis l’auteur rapproche Villiers d’Yves Klein par leurs mystifications ; Allais et Bobby Lapointe par leurs jeux langagiers ; Grandville, Jarry et Kafka comme figures du grotesque. Un dernier chapitre aborde les sarcasmes avec Maupassant et Maturin. La richesse des références circule d’André Breton, Georges Bataille ou Beckett pour évoquer ces rires qui ne sont pas drôles (Baudelaire ou Flaubert à la recherche d’« Un comique qui ne fait pas rire »), le plus souvent cruels ou macabres.
L'ouvrage termine sur une interrogation éminemment pertinente pour caractériser ce rire de notre époque. L'auteur convoque l’expérience concentrationnaire de David Rousset analysant l'état contemporain du rire « comme si l’abolition des frontières entre le grave et le loufoque leur assurait le triomphe d’une pitrerie généralisée ». Impossible de ne pas penser à la formule d’Adorno selon laquelle « Ecrire un poème après Auschwitz est barbare », une pensée devenue un poncif loin de la question fondamentale et paradoxale d’une impossibilité et simultanément de la nécessité de l’art dans un monde qui a survécu à sa propre ruine. L’humour dit « moderne » serait-il la plaque sensible d’un monde en danger ?